Francesca Menchinelli - Conférencier

Conférence réalisée par           Francesca MENCHINELLI                   Mardi 7 octobre 2025

 

I LA VOCATION

Charlotte Perriand nait à Paris en 1903, d’un père tailleur et d’une mère couturière. Sa famille est originaire de Savoie, et Charlotte grandit dans une famille modeste, entre Paris et la montagne.

Sa vocation remonte à ses dix ans, lorsqu’elle effectue un séjour à l’hôpital des enfants malades à Paris, pour y être opérée de l’appendicite. Elle y remarque les murs blancs et la quasi-absence de mobilier. Elle comprend que l’environnement dans lequel on vit est important et se dit qu’elle veut devenir architecte.

En 1920, boursière, elle se forme à l’Union Centrale des Arts décoratifs à Paris. Sa formation est assurée par les meilleurs décorateurs, Henri Papin et Maurice Dufresne.

Elle s’intéresse aux nouveaux matériaux : acier, verre, aluminium.

Pour son école, elle présente en 1925 à l’exposition des Arts décoratifs, un Salon de musique, dans la plus pure forme de tradition de l’époque.

Durant l’année 1926, elle est remarquée pour son Coin de salon, présenté au Salon des artistes décorateurs. L’ensemble est acquis par Percy Kilner Scholefield, négociant britannique en tissus et proche de la famille de l’artiste. Charlotte Perriand l’épouse en décembre de la même année. Mais elle est indépendante, voyage beaucoup. Cinq ans après elle demandera le divorce.

Mais c’est avec son projet intitulé Bar sous le toit (grenier transformé en bar moderne, réalisé en aluminium, chrome et cuir, dessiné pour son appartement à Saint-Sulpice à Paris), qu’elle introduit une rupture avec le style Art déco et rentre dans le Modernisme. Ce projet attire l’attention du célèbre architecte Le Corbusier.

II L’EMANCIPATION

On arrive dans les années 1929, c’est le Krach boursier. Après la fin de la première guerre mondiale, il a fallu reconstruire. Les architectes rationnalisent les espaces.

En Allemagne, dans la maison du bâtiment, il y a une variété d’artistes, on bâtit pour le social.

En France, le modernisme va s’illustrer avec Le Corbusier.

Charlotte Perriand veut s’émanciper de l’académisme. Courageuse, elle va frapper à la porte du célèbre architecte. Mais Le Corbusier et son cousin Pierre Jeanneret ne lui font pas un bon accueil. Charlotte Perriand a perçu du mépris de leur part, et pense qu’elle n’a pas de chance de travailler avec les deux architectes. Mais le succès du projet Bar sous le toit va changer la donne.

Le Corbusier fait rappeler Charlotte par son cousin. Elle a droit à un deuxième entretien à l’issue duquel elle est recrutée par Le Corbusier.

De 1927 à 1937, elle est considérée comme l’« aide de l’architecte ». Pendant cette période, elle va concevoir des pièces devenues icônes du design : chaise à dossier basculant, chaise longue, fauteuil grand confort…

Ces créations sont encore éditées aujourd’hui. Charlotte Perriand apporte de la douceur, de la fonctionnalité au quotidien.

III L’ENGAGEMENT SOCIAL

De caractère indépendant, Charlotte Perriand veut s’émanciper de sa collaboration avec Le Corbusier ; elle veut faire ses propres projets.

Avant cela, elle voyage, prend des photos.

Elle s’engage dans plusieurs mouvements progressistes comme l’UAM, l’union des Artistes Modernes et l’Association Ecrivains et Artistes Révolutionnaires, l’AEAR.

Ces artistes modernes, veulent créer des espaces nouveaux. Ils vont adopter les 5 points de l’architecture moderne.

Charlotte Perriand travaille pour le Front populaire en France, et pour le ministre de l’Agriculture, elle fait en 1936, des photos montage avec Fernand Leger, son meilleur ami, dénonçant la misère urbaine, et illustrant que le design moderne doit servir la société. Elle prend des photos illustrant les travaux urbains

« La grande misère de Paris » photomontage réalisé par Charlotte Perriand.

La même année, Picasso réalise Guernica pour le pavillon espagnol de l’exposition universelle de 1937.

Ils utilisent tous deux des techniques de montage/collage, et se battent tous deux pour des projets sociaux.

En 1938, elle participe au concours de L’architecture d’Aujourd’hui, en proposant une étude pour un chalet refuge d’altitude.

Ce sont des architectures préfabriquées démontables et de loisir, au confort minimal et avec une faible emprise au sol pour limiter les impacts sur les espaces naturels.

  • Elle propose à Pierre Jeanneret le refuge tonneau, sur pilotis, avec de l’acier et illustrant le 1er élément de l’architecture moderne : les fenêtres à bandeaux. L’éclairage doit être toujours au maximum.

En 1940, grâce à son ami l’architecte Junzö Sakakura, Charlotte Perriand est invitée par le ministère du commerce et de l’industrie japonaise pour diriger une mission de conseil pour l’art industriel.

Son projet est de mettre en œuvre une approche industrielle, tout en s’inspirant des pratiques artisanales traditionnelles.

En 1941, elle organise une exposition intitulée Sélection, Tradition, Création qui se tient à Tokyo, à Takashimaya et à Osaka.

Durant son séjour (entre l’automne 1940 et l’hiver 1942) elle est séduite par l’architecture japonaise : le tatami, l’architecture de bois, le bambou, qu’elle introduira par la suite dans ses créations. Elle l’utilisera en France pour la maison de Le Corbusier.

Mais le Japon rentre en guerre, et elle doit rentrer en France.

Grégory Vroman
Grégory Vroman

IV 1945-1970 LES GRANDS PROJETS

  1. 1946-1952

De retour en France, elle reprend sa collaboration avec Le Corbusier.

Ils conçoivent ensemble à Marseille La Cité radieuse (1946/1952).

Après la deuxième guerre mondiale, il y a une nouvelle conception des espaces urbains à travers une mesure universelle, afin d’obtenir des espaces fonctionnels, mais aussi harmonieux et confortables. Le Corbusier a inventé une unité de proportion basée sur la mesure du corps humain. Ce système est appelé le Modulor.

  • On retrouve dans cette construction le deuxième élément de l’architecture moderne : le toit plat. Il y a 250 habitations avec commerces, et un toit terrasse, lieu de rendez-vous pour les habitants. Aujourd’hui ce bâtiment abrite un hôtel, un office du tourisme et des logements loués aux touristes.
  1. 1952-1970

En 1952, Charlotte Perriand conçoit des meubles pour la célèbre station de ski Méribel. Son approche humaniste du design continue à se développer.

Entre 1953 et 1955, elle effectue un second séjour au Japon avec son mari, Jacques Martin, nommé directeur d’Air France à Tokyo, et leur fille Pernette. Elle y présente les travaux de Léger et Le Corbusier.

Elle collabore à des expositions et contribue à faire connaître le design européen tout en intégrant la philosophie japonaise à son propre travail.

Son œuvre la plus monumentale est le projet des Arcs, station de ski situé dans la Vanoise, commencé en 1967 et qui s’achèvera en 1989. Elle y applique ses principes : intégration à la montagne, architecture discrète et fonctionnelle, espaces optimisés, cuisines modulaires, lumière naturelle

V LE CABANON DE LE CORBUSIER ET LA VILLA E-1027

 

En 1952, Le Corbusier conçoit son fameux Cabanon dans les Alpes maritimes, à Cap Martin Roquebrune, de 13 m2.

Cet habitat est conçu comme une cellule minimum, suivant les dimensions du Modulor.

Charlotte Perriand dessine un meuble de rangement, réalisé par un ébéniste en écorce de châtaigner.
Elle attache le mobilier au mur du cabanon, pour gagner de l’espace. C’était un cadeau pour Yvonne, la femme du Corbusier. Lui dormait à terre, sur un futon. Les fenêtres pivotantes sont utilisées comme miroir pour que la mer s’y reflète.

Il n’y a pas de chauffage, le cabanon est utilisé juste l’été.

Yvonne Gallis -Jeanneret s’éteint le 5 octobre 1957 et c’est en 1965 que Charles Edouard Jeanneret Gris, surnommé Le Corbusier, décèdera à l’âge de 77 ans d’un malaise cardiaque au cours d’une baignade à Roquebrune Cap Martin, où il sera inhumé.

 

Avant cela, en 1956, Le Corbusier réalise pour le propriétaire du terrain, Thomas Rabutato, en échange d’une parcelle pour le cabanon, des unités de camping, inspirées du cabanon de l’architecte.

  • C’est là qu’est introduit le troisième élément de l’architecture moderne : les pilotis. Ces unités de camping, ainsi que les sanitaires du camping, seront montées sur pilotis.

Ce sont des logements en duplex, de 8 m2, aux dimensions du Modulor. Ces unités illustrent les recherches du Corbusier sur l’habitat minimum, pour un loisir modulaire, adapté au tourisme balnéaire. L’aménagement intérieur est inspiré des aménagements de Charlotte Perriand du cabanon.

Mais pourquoi Le Corbusier s’était-il installé à Cap Martin ?

Il faut revenir aux années 1926/1929. L’architecte et designer irlandaise Eileen Gray conçoit avec et pour Jean Badovici une villa baptisée E-1027. E pour Eileen, 10 (pour le J, la dixième lettre de l’alphabet), 2 pour le B de Badovici, 7 pour le G de Gray.

Cette villa reprend les cinq points d’une architecture moderne énoncés par leur ami Le Corbusier.

En partie sur pilotis, elle est en forme de L : les pièces intérieures peuvent s’aménager librement, les murs n’étant pas porteurs (4ème élément) et à toit plat, avec de longues baies vitrées. La villa est à la fois ouverte et compacte. La façade est libre (5ème élément)

La même année (1929), Le Corbusier, Pierre Jeanneret et Charlotte Perriand dévoilent au public leurs recherches sur le mobilier en tubes d’acier et le rangement standard.

La villa E-1027 enthousiasme les architectes de l’avant-garde et plus particulièrement Le Corbusier qui y séjourne avec sa femme Yvonne. En effet, Eileen Gray, en désaccord avec le mode de vie qu’y mène Jean Badovici quitte la villa.

Après le départ définitif d’Eileen Gray, Jean Badovici invite Le Corbusier dans la villa E-1027. Entre 1938 et 1939, Le Corbusier demande à Jean Badovici de pouvoir réaliser huit peintures murales dans la maison.  Eileen Gray n’avait pas conçu sa maison pour être peinte, elle avait laissé les murs blancs.

Eileen Gray ne lui pardonnera jamais ce geste, qu’elle qualifiera même d’acte de vandalisme.  En 1949 après une dispute avec Jean Badovici, Le Corbusier n’est plus le bienvenu à la villa.  Toujours amoureux du site, il décide de faire construire en 1952 un cabanon dans le prolongement du bar restaurant « l’Etoile de mer ».

Puis, en 1957, cinq Unités de camping viennent compléter le décor.

Aujourd’hui, ces équipements appartiennent à l’Etat. On ne peut plus y loger.

Le Cabanon et la villa E 1027 sont classés monuments historiques et visitables.

Quels sont les liens entre Charlotte Perriand et Eileen Gray ?

. Toutes les deux ont vécu à Paris et ont fait l’académie :

  • Quand Eileen fait le fauteuil transat (avec une toile enduite, un appui-tête pivotant), Charlotte conçoit la chaise longue, ergonomique.
  • Quand l’une fait un fauteuil bibendum (1929), l’autre fait un fauteuil grand confort (1928)

La matière utilisée par Eileen Gray est différente, elle reprend l’idée de « câlin ».

  • La table en acier nickelé de l’irlandaise recouverte de liège (1929) peut avoir été inspiré par le Bar sous le toit de Charlotte Perriand (1926)

Ce sont avant tout deux architectes femmes de l’avant-garde architectural, qui souhaitent se montrer dans leur évolution. Si elles ont des approches différentes : design social pour Charlotte Perriand, luxe artisanal pour Eileen Gray, elles montrent toutes deux une volonté de s’inscrire en rupture avec les contraintes du passé. Elles s’intéressent à la fonctionnalité, la légèreté et au rapport de l’objet dans l’espace.

Nul doute qu’Eileen Gray ait été inspirée par le style de Charlotte Perriand pour meubler sa villa.

pavillon des thés
Charlotte Perriand

VI ENGAGEMENT ET POSTERITE

Charlotte Perriand à 90 ans fait ses derniers travaux :

Elle créée l’Espace thé à l’UNESCO en 1993 inspiré par les pavillons de thé japonais et l’esprit zen, découvert au Japon et repris dans de nombreuses créations.

A l’intérieur, on trouve des tapis faits avec des pailles de lits tressés. La lumière est en connexion avec la couleur verte. A l’extérieur, c’est un univers fait de bambous.

Elle écrit son autobiographie en 1998.

Elle s’éteint à l’âge de 96 ans.

Elle est redécouverte à la fin du XXème siècle grâce à plusieurs expositions majeures : celle du Centre Pompidou (2005,2019), et de la Fondation Louis Vitton (2019-2020).

C’est sa petite fille qui promeut avec son mari l’héritage de Charlotte Perriand.

Cassina, Louis Vitton, Edith Simon Gallery éditent ses travaux.

Ses chaises se vendent entre 5400 et 10000 euros, la bibliothèque nuage part à 26000 euros.

Le Corbusier et Charlotte Perriand ont voulu rendre accessible l’art, mais l’image de l’architecte qu’ils ont véhiculé, la qualité de leur art, leur succès, en ont fait monter le prix.

L’influence de Charlotte Perriand a été immense. Elle a ouvert la voie à un design plus libre, plus naturel, plus humain.

Femme engagée artistiquement, politiquement, elle a été une femme libre, qui aimait travailler avec les autres. C’est la synergie qui l’intéresse : 

« Sans la diversité, je ne conçois rien » dit-elle.

                                                         Marie Pierre Fourdinier, le 6 octobre 2025

                                                                                UTL Pévèle Carembault